Crise politique, transition et Constituante au Pérou – Anahi DURAND

24 novembre 2020

En un peu plus d’une semaine, un véritable tourbillon d’évènements a débouché sur une situation agitée et confuse. De la destitution de Martin Vizcarra de la présidence de la République (accusé d’une « incapacité morale permanente » par le Congrès), nous sommes passés à l’imposition de Manuel Merino, qui prétendait gouverner en coalition avec la droite nationale la plus conservatrice.

Les manœuvres de la classe politique et l’usurpation du gouvernement en plein milieu d’une crise sanitaire et économique causée par la pandémie a déclenché l’indignation populaire, causant une vague de manifestations qui ont été réprimées avec brutalité. La force de la mobilisation qui s’est développée dans tout le pays a contraint Merino à démissionner cinq jours après avoir été proclamé président et créant ainsi un vide de pouvoir.

Après une longue journée de négociations, le Congrès a investi Francisco Sagasti président, député de Lima et centriste du Partido Morado, qui devra exercer une présidence transitoire jusqu’au 28 juin 2021 lorsqu’il passera la main à celui qui sera élu président après les élections d’avril.

L’ensemble des événements de cette semaine, en termes de profondeur de la crise, du caractère massif des mobilisations et de la convergence des différents agendas politiques qui se déploient, requiert une explication et une analyse qui prend en compte la conjoncture mais aussi des questions structurelles, apportant quelques directions pour travailler sur des scénarios futurs.

En particulier, il existe deux axes centraux pour penser le moment politique actuel. D’un côté, les contours d’une crise marquée par l’essoufflement du régime néolibéral comme forme de gouvernance et d’ordre social. De l’autre, les scénarios qui se profilent à l’horizon, dont l’espace ouvert aux sorties de crise transformatrices que le changement constitutionnel envisage.

Nous ferons l’exercice de penser ces deux axes, historique et futue : : l’ouverture d’un processus électoral comme instant clé d’un moment qui se termine… et d’un autre qui peut commencer.

Une période qui touche à sa fin : l’ampleur et les contours de la crise de régime

Au début des années 90, dans une société accablée par le conflit armé et l’hyperinflation, les groupes de pouvoir économique ont défini une sortie autoritaire à la crise en installant Alberto Fujimori au pouvoir en tant que fer de lance d’une coalition entre civils et militaires destinée à appliquer les réformes néolibérales. Le coup d’Etat du président au pouvoir de 1992 d’abord, puis la promulgation de la Constitution de 1993, ont enterré un régime étatiste et de démocratisation dont le jalon principal était l’Assemblée Constituante de 1978.

Le néolibéralisme « à la péruvienne » s’est implanté dans les domaines idéologiques, programmatique et sociétal, en imposant une vision de l’État comme simple promoteur de l’investissement privé, en développant une législation et un ensemble d’institutions favorables au libre marché et diffusant une rationalité individualiste qui, au nom de l’esprit d’entreprise populaire, encourageait l’économie informelle et justifiait le manque de protection sociale.

Grâce à un certain aggiornamento démocratique, ce régime a survécu à la chute du fujimorisme et les groupes de pouvoir économique ont continué de gouverner depuis. Lors de cette nouvelle étape, les élites ont tiré profit des prix élevés des royalties sur le marché international pour renforcer une voie extractiviste dans les Andes et en Amazonie, générant ainsi de bons chiffres macroéconomiques tout en spoliant les peuples indigènes et les communautés paysannes de leurs territoires. 

La nouvelle période de « fausse prospérité » a plongé les classes moyennes dans l’illusion et promettait aux secteurs populaires urbains leur intégration par la consommation. Pendant ce temps, les groupes gouvernants ont abandonné les mécanismes grossiers de corruption du fujimorisme pour concocter un mécanisme bien huilé d’enrichissement illicite par des contrats qui étaient de véritables arnaques visant à voler l’État. Les choses fonctionnaient relativement bien pour les chambres de commerce et les autres groupes de pouvoir mais les accusations publiques de corruption liées à l’affaire Lava Jato ont grippé complètement cette machine.

Le modèle néolibéral, déjà usé par le déclin du boom de l’extraction, a subi un séisme : tous les anciens gouvernants qui se sont successivement passé la main depuis 1992 ont été reconnus comme impliqués dans des délits de corruption ; tous les pouvoirs d’Etat se sont avérés entachés de pratiques mafieuses, de pots-de-vin et de compromissions. Ainsi s’ouvrit une crise profonde, que la démission de Kusczynski et l’ascension précipitée de Vizcarra ont été loin de résorber et à peine ont ils pu sauvegarder temporairement une gouvernance qui tombait en lambeaux.

Alors que toute la société est écœurée de la classe politique, Vizcarra a fait ce qu’il a pu pour sauver le régime, gouvernant pour la CONFIEP (N.d.T: Confederación Nacional de Instituciones Empresariales Privadas, équivalent péruvien du MEDEF) pendant la période où il faisait face au fujimorisme en prononçant la dissolution du Parlement avant d’en convoquer un nouveau à titre provisoire. Mais la mauvaise gestion de la pandémie ainsi que sa propre incompétence – œuvre de son médiocre entourage et des accusations de corruption à son propre encontre – ont fini par le mettre au pied du mur. Vizcarra s’est vu encercler par des groupes d’intérêt, des mafias et des vieux politiciens traditionnels qui, depuis le Congrès, n’ont pas cessé leurs efforts jusqu’à ce qu’ils le destituent et qu’ils avancent dans leur captation de l’État.

En acceptant cette situation, Vizcarra a condamné le dernier, mince, argument de légitimité du modèle installé pendant les années 90. Ce qu’il reste, c’est la décadence d’un régime en agonie, nu et abandonnant dans ses râles la moribonde institutionnalité démocratique.

Le président autoproclamé Manuel Merino a obtenu la première magistrature en étant porté par une coalition de droites émergentes et traditionnelles qui n’ont pas eu peur du fort rejet populaire. Ou, s’ils l’ont fait, ils ont opté pour le choix de se consolider par le feu et par le sang.

Les mobilisations de masse, où prenaient part en particulier les jeunes et les étudiants, ont été l’objet d’une réponse par la violence policière répressive. Malgré cela, l’indignation citoyenne a continué et a fini par être décisive dans la chute de l’éphémère gouvernement.

Ainsi, après des négociations difficiles dans un Parlement sous la coupe de mafias et de groupes d’intérêt, Francisco Sagasti a été nommé président transitoire : un député de centre-droit qui porte un discours de conciliation. Malgré cela, le moment politique semble propice pour des sorties de crise transformatrices, de gauche, qui incluent dans leurs principales revendications un processus constituant pour aboutir à une nouvelle Constitution.

Ce qui peut commencer : les scénarios possibles de la mobilisation populaire

Après des mois de paralysie et de stupeur causés par les effets de la pandémie – le Pérou étant devenu l’un des trois pays avec le plus grand taux de mortalité du monde -, la population est soudainement et massivement retournée dans la rue. Pendant cette semaine de mobilisation, les manifestants n’exigeaient ni le retour de Martín Vizcarra ni l’installation d’un nouveau cabinet : ils voulaient la démission de l’auteur du coup d’Etat, Manuel Merino, et rejetaient toute la classe politique corrompue et indolente.

Dans une société où les partis politiques sont quasiment inexistants et les organisations sociales très faibles, l’amplitude et la force déployée par la mobilisation citoyenne a révélé un potentiel de lutte que l’on n’avait pas vu depuis des décennies. Dans certains endroits de Lima et des villes principales du pays ont été organisés des concerts de casseroles, des rassemblements, des piquets de grève, dans le cadre d’un ensemble de marches décentralisées, réceptacle de la colère de la population des quartiers. Ni les tentatives médiatiques de décrédibilisation du mouvement ni la répression brutale n’ont pu retenir la mobilisation qui, depuis le  jour de l’investiture de Sagasti, n’ont montré aucun signe de succès.

Vizcarra et Mérino éloignés de la présidence et avec un gouvernement de transition obligé à faire durer un minimum les élections d’avril, nous pouvons entrevoir le début d’un nouveau cycle politique et proposer quelques scénarios possibles.

Une possibilité, toujours d’actualité au Pérou, est la stabilisation pour le maintien du statu quo qui préparerait le terrain pour une restauration du modèle politique accompagnée de la rénovation de quelques points octroyée par quelques figures qui paraissent comme nouvelles au sein de la classe politique péruvienne, telles que Julio Guzmán ou George Forsaith. C’est l’option des libéraux péruviens, avec le président flambant neuf Sagasti à leur tête qui commencera déjà par ne pas soutenir le changement de Constitution.

Comme pendant la transition des années 90, lorsque le fujimorisme s’est effondré, les élites gouvernantes parient sur la politique des “cordes séparées” : effectuer des changements dans la politique institutionnelle sans toucher au modèle économique. Cependant, contrairement à ce qui s’est passé lors de cette transition, nous vivons aujourd’hui une crise économique et sociale profonde, avec un modèle politique usé qui a creusé les inégalités et où la classe politique et le peuple sont à couteaux tirés.

Dans ce contexte semble monter en puissance un second scénario marqué par la remise en question du régime de 1992, la corruption généralisée et l’angoisse des juges, des fonctionnaires et des députés. Cette critique frontale, bien qu’elle puisse parfois se présenter avec des teintes anti-politiques en tendant à remettre en question la totalité des partis, comporte aussi une composante critique qui responsabilise directement les groupes de pouvoir (comme la CONFIEP, les propriétaires des universités et des pharmacies qui profitent des besoins nécessaires du peuple pour s’enrichir).

A la différence des précédentes occasions, aujourd’hui est plus présente la demande d’une nouvelle Constitution qui remplace celle imposée par Fujimori ainsi que des sorties de crise qui s’attaquent à des questions de fond, marquant un nouveau pacte social avec un Etat garant des droits et qui cesse d’être un promoteur des investissements privés (comme l’établit la Charte de 1993). Dans cette optique, il apparaît comme décisif que les organisations sociales et politiques de gauche mettent en mouvement et organisent les secteurs les plus politisés de la société par un travail pédagogique et militant capable de transmettre la critique concrète à l’encontre de la classe politique et des conditions de vie avec la revendication d’un changement constitutionnel comme aboutissement du processus en cours.

Le Pérou et le Chili ont été les deux pays où les élites, installées par un coup d’Etat, ont opté pour une “constitutionnalisation” du modèle néolibéral, plaçant des verrous qui rendent difficile l’introduction de changements et de réformes. Au Chili, après 30 ans et au milieu d’une révolte généralisée, ces verrous ont sauté et le peuple, par la voie d’un référendum, a opté pour l’institution d’une Assemblée constituante.

Au Pérou, bien que le militantisme et la lutte sociale ne soient pas développés, il existe un aussi un esprit de combat et une ambition de destituer ceux qui sont au pouvoir qui peuvent tourner la page du néolibéral et finir d’en ouvrir une nouvelle. La présence d’une nouvelle génération de jeunes qui a investi la rue et qui n’a pas l’air disposée à se plier à des arrangements superficiels est décisive. Cependant, seront aussi cruciales la façon dont se met en marche la campagne présidentielle du printemps 2021 ainsi que les propositions et discours qui présenter des options progressistes.

Epilogue temporaire : les élections et la sortie de crise par la gauche

Avec un gouvernement de transition à peine installé, le Parlement qui reste sous la coupe de mafias et la société qui commence tout juste à enterrer les morts des manifestations, le calendrier électoral, qui continue d’avancer, sera décisif pour fixer des sorties de crise et catalyser l’indignation populaire en des alternatives de gouvernement.

Jamais auparavant la droite, dans ses différentes variantes, avait eu tant de candidats défendant la continuité du modèle politique, des néolibéraux organiques du patronat, comme Hernando de Soto ou Fernando Cilloniz, à leurs versions light comme George Forsaith et Julio Guzmán, ou les populistes autoritaires comme Daniel Urresti. Les options qui auront le plus de chance seront celles qui sauront se démarquer de la classe politique et des précédents gouvernements de droite. 

C’est ce qu’a compris Forsaith, gardien de but d’Alianza Lima, lui a qui a assez d’ambition pour abandonner la tête de sa mairie de district pour se lancer comme candidat à la présidentielle, voulant jouer le Nayib Bukele péruvien. L’autre option qui a ses chances de ce côté du spectre politique est le Parti Morado qui a eu une bonne performance pendant la crise actuelle. Cependant son chef et candidat à la présidence, Julio Guzmán, semble fatigué, et le parti devra dans une large mesure entrer dans la compétition en traînant derrière lui le passif du gouvernement de transition. 

Du côté de la gauche, la dispersion n’est pas un fait nouveau. Il existe quatre groupements en lice, la majorité n’ayant aucune chance, retranchés derrière des candidatures fantoches comme Perú Libre, ou rassemblés derrière des égos de chefs comme le Frente Amplio de l’ancien curé Marco Arana.

L’option qui a le plus de chances est la coalition Juntos por el Perú qui présente comme candidate Veronika Mendoza que les sondages donnaient seconde avant la crise. La mobilisation et le mal-être des citoyens face à la classe politique ont sans doute augmenté les opportunités d’une gauche qui s’est montrée connectée avec le mouvement de protestation populaire en proposant des changements de fond, dont une nouvelle Constitution.

Le défi sera de consolider une base de soutien politique et sociale qui puisse exprimer l’indignation et qui s’articule à la demande des secteurs frappés par la crise et mobilisés par le moment politique. Mais ce ne sera pas facile : cette option est attaquée par l’establishment, qui remet en question en permanence ses axes programmatiques. Les grands médias militent contre cette candidature en déformant les informations et une multiplicité de secteurs souterrains font appel aux coups les plus bas pour maintenir la gauche loin du pouvoir.

Le printemps électoral 2021 s’annonce intense et pourrait bien être le premier jalon d’un cycle transformateur qui inaugure une alliance entre démocratie et grande justice sociale. Il y a des vents favorables dans la région, comme le montre la large approbation populaire de l’Assemblée constituante au Chili et le triomphe de Luis Arce en Bolivie. Il y a aussi une génération qui vient de prendre la parole, de sortir dans la rue et qui n’est pas disposée à rester sur le côté une nouvelle fois en portant les coups nécessaires pour achever le régime de 1992.

Nous approchons de la date de commémoration du bicentenaire et peut être qu’il sera le début d’une deuxième et véritable indépendance pour le Pérou. Une indépendance qui puisse sceller un nouveau pacte social en le traduisant par une nouvelle Constitution. Un espace s’est ouvert pour l’espoir.

 

Anahi DURAND

Source: Jacobin America Latina – Traduction: Jesse Lukaso pour Les 2 Rives