Lorsque, tard dans la nuit, Rodrigo Paz vient prendre la parole dans un meeting improvisé sur l’avenue du Prado à La Paz, on assiste à une véritable scène de liesse. Qui aurait pu prévoir que celui qui, il y a encore deux mois, faisait la course en queue de peloton des sondages, allait créer une telle surprise ? M. Paz, sénateur de la région de Tarija et fils de l’ancien président Jaime Paz Zamora (1989-93), s’est qualifié en tête pour le deuxième tour des élections présidentielles avec 32,2% des voix. Il devance le candidat de l’extrême droite Jorge « Tuto » Quiroga, qui totalise 26,8% de l’électorat. Les grands perdants de la soirée sont le grand patron Doria Medina (19,9%) qui caracolait pourtant en tête des sondages. Et bien sûr, le bloc populaire qui, avec Evo Morales à sa tête, avait initié dès 2005 un processus de transformation radicale de la Bolivie.
Du haut des escaliers bordant l’avenue, Rodrigo Paz exulte : « La Bolivie n’a pas seulement demandé un changement de gouvernement mais un changement du système politique ». Aux militants qui crient « Evo en prison » et sont avides de revanche, il les invite à une réconciliation nationale : « Notre projet concerne tous les Boliviens, sans haine, nous devons inclure les grandes majorités ». Lorsque, dans la foule, on demande à Ana Crispin, jeune sénatrice indigène nouvellement élue, si les gagnants d’aujourd’hui comptent revenir sur le socle commun que constitue l’État plurinational, sa réponse fuse : « on n’y touchera pas ».
L’avenir dira s’il s’agit de promesses de campagne, mais Rodrigo Paz n’a aucun intérêt à une confrontation frontale avec les symboles politiques du passé. Candidat sans organisation, il a été adoubé par le Parti Démocrate-Chrétien (PDC) pour pouvoir participer à ces élections, sans pour autant embrasser leur idéologie. Ce mariage contre nature avait d’ailleurs provoqué une scission au sein du PCD car le discours du candidat s’éloignait de l’homélie néolibérale pour impacter plus significativement les classes populaires. S’il a reçu le soutien des églises évangélistes boliviennes, il doit avant tout sa place au deuxième tour aux électeurs déçus du processus de transformation. Si ces derniers ont exprimé une volonté de changement, aucun ne veut faire table rase. Les scores très élevés réalisés dans ce qui étaient des bastions électoraux du Mouvement vers le Socialisme (MAS) – le parti fondé par Evo Morales – l’empêcheront certainement de tourner radicalement la page du passé.
Dans deux mois, Rodrigo Paz affrontera le candidat de l’extrême droite coloniale et néolibérale, Jorge « Tuto » Quiroga. Fort du soutien du candidat Doria Medina, il possède désormais un avantage sérieux dans la course à la présidence. Pour la première fois depuis 20 ans, les candidats du processus de transformation seront absents. Comment en est-on arrivé là ?
Dans les rues d’El Alto, sur les hauteurs de La Paz, la population est unanime. La fatigue de la crise économique se fait sentir : inflation, pénuries d’essence et de devises. Une situation économique totalement nouvelle pour une majorité de jeunes qui n’ont connu que les différents gouvernements dirigés par le MAS depuis 2005 (si l’on excepte la parenthèse putschiste entre 2019 et 2020). Estéban et Daniel, la vingtaine, tous deux étudiants, sont formels : « Le prochain gouvernement devra apporter un changement radical. Ils nous ont promis de ramener des dollars dans l’économie et de nous sortir de la crise ». Ils ont tous deux voté pour Tuto Quiroga pour son « expérience » au sein de l’appareil d’État. Il est vrai que Tuto a occupé plusieurs portefeuilles dans les années 90 ainsi que le poste de président par intérim entre 2000 et 2001. Il est un des architectes du néolibéralisme à la bolivienne. Mais pour nos deux étudiants ainsi que pour une grande partie de cette jeunesse bolivienne qui représente 50% de l’électorat, Tuto apporte des solutions « nouvelles » qu’ils n’ont jamais encore connues. « L’expérience » pour sortir de la crise était une des demandes récurrentes de la population bolivienne tout comme le renouveau du personnel politique ainsi que la lutte contre la corruption.
Lorsque l’argent manque à la fin du mois, le voir dilapidé par une administration inefficiente ou, pire encore, le voir partir dans les poches de quelques privilégiés devient insupportable. Une des clés qui a assuré le succès de Rodrigo Paz est, sans aucun doute, son charismatique candidat à la vice-présidence. Le capitaine Edman Lara, évincé des rangs de la police pour avoir dénoncé des cas de corruption au sein de l’institution, est devenu le choix prioritaire de nombreux Boliviens. Il est un outsider ne venant pas du sérail politique et contraste avec l’ensemble des candidats. Sa gouaille, très appréciée dans les milieux populaires, et sa posture incarnent parfaitement les attentes des Boliviens. Aux abords du marché de la Ceja, ils sont nombreux à nous dire avoir voté « pour leur capitaine Lara », sans parfois même connaitre le nom du sénateur qu’ils ont pourtant porté au 2ᵉ tour.
En vue du second tour en octobre, Rodrigo Paz dispose d’un avantage non négligeable, car le candidat Doria Medina a appelé à voter pour lui. Sans aucun doute, Tuto Quiroga tentera de jouer sur les contradictions internes du camp de son adversaire pour tenter de récupérer ses votes les plus radicaux. Entre un parti plus à droite et un vice-président plus populaire, la route du sénateur de Tarija s’annonce compliquée. Et s’il devient président, il devra faire face à un pouvoir législatif fragmenté entre plusieurs partis de droite sans qu’aucun ne puisse imposer une majorité claire.
Et la gauche dans tout ça ? Le bloc populaire qui avait assuré une hégémonie électorale au processus de transformation apparait plus divisé que jamais. Evo Morales a réussi son pari. En recueillant 1 314 423 électeurs, le vote nul n’arrive qu’à 80 997 voix derrière Tuto Quiroga. Le puma du Chapare n’a pas fini de rugir. Wilma Alanoca, qui aurait été candidate à la vice-présidence avec Evo Morales comme candidat, nous rappelle que le vote nul (autour de 20%) a dépassé de loin les candidatures d’Andronico Rodriguez ou du ministre de Luis Arce, Eduardo del Castillo : « Le leadership n’est pas une question d’âge mais de constance dans la lutte. Nous devons réinventer notre pensée de gauche, et si nous tombons tous d’accord, alors nous sortirons renforcés ». Cette invitation à un débat placé sous le leadership d’Evo Morales pourrait ne pas convaincre les anciens rivaux. Pour ces derniers, Evo Morales est en grande partie responsable de leur cuisante déroute. Il est vrai qu’il est toujours plus facile pour les soutiens de M. Rodriguez d’accuser Evo plutôt que d’analyser pourquoi des millions d’électeurs ont préféré le vote nul ou l’option de Rodrigo Paz à leur proposition politique, ainsi qu’à leur manière de faire de la politique. Le recentrage de sa proposition, le maillage politique avec des organisations sociales chaque jour moins représentatives, la confusion entre renouveau et jeunesse, sont bien plus « responsables » du résultat électoral que l’ancien président reclus dans son fief de Lauca Ñ.
Mais la fracture la plus importante au sein du bloc populaire n’est même pas à chercher dans cette querelle médiatique. Ces élections ont montré qu’une grande partie des électeurs des classes populaires est passée dans le camp de Rodrigo Paz. Même chez les partisans d’Evo, on reconnait que le gagnant du 1ᵉʳ tour, et plus encore Edman Lara, ont une certaine vision « populaire » voire « progressiste ». Les classes populaires vont-elles se repentir de leur espoir de transition ? Le second étage de la transformation de la Bolivie sera-t-il plus libéral ? Il est beaucoup trop tôt pour répondre à ces interrogations. La rogne et l’espoir exprimés par le peuple bolivien lors de ces élections placent désormais le pays sur une route incertaine.
Romain MIGUS
Photo: Theo Bonin