Avec « Evo » ou sans « Evo » ? – Maurice LEMOINE

7 janvier 2021

Voilà ce que, dans un premier temps, on a colporté : alors qu’il briguait un troisième mandat [1] au nom du Mouvement vers le socialisme (MAS), Evo Morales a été déclaré vainqueur au premier tour de l’élection présidentielle d’octobre 2019 ; l’opposition a dénoncé une fraude immédiatement confirmée par l’Organisation des Etats américains (OEA). Tandis qu’éclataient de violentes manifestations et des affrontements entre partisans et détracteurs du chef de l’Etat, celui-ci, lâché par la police et l’armée, a finalement « démissionné » avant de « s’enfuir » au Mexique, puis en Argentine, en compagnie de son vice-président Álvaro García Linera. Des démissions en cascade ayant créé un vide de pouvoir à la tête de l’Etat, la deuxième vice-présidente (de droite) du Sénat Jeanine Añez a prêté serment, sans quorum (mais avec la bénédiction des militaires), le MAS ne s’étant pas joint à la session du Parlement.

Suite à ces événements, les gauches bolivienne et latino-américaines ont clamé dans le désert en dénonçant un coup d’Etat. L’usine à dénigrement tournait alors à plein régime, mettant fondamentalement en cause les errements d’Evo Morales et de son parti. Pourtant, des études menées par des chercheurs d’organismes et universités étrangères indépendants confirmèrent rapidement que les rapports ayant conduit aux accusations de trucage de votes étaient faux. N’en déplaise à l‘OEA, à Washington, à l’Union européenne et à leurs associés, Morales, en 2019, avait bel et bien été réélu [2].

Cette affirmation fit généralement hausser les épaules. Disons… jusqu’au 18 octobre 2020. Ce dimanche, « surprenant tout le monde (…) aucun sondage, aucune analyse (n’ayant) prévu un tel scénario [3] », Luis Arce, candidat du MAS et dauphin de l’ancien chef de l’Etat, remporta la nouvelle élection présidentielle, dès le premier tour, avec plus de 55 % des voix ! A l’issue des législatives, le MAS retrouvait la majorité absolue dans les deux chambres du Parlement, onze mois après avoir été chassé du pouvoir, soi disant à cause de « ses dérives et de son mépris de la démocratie ».

Sale temps pour certains érudits. Tel qui, à l’extrême gauche (Patrick Guillaudat), travaillait l’opinion, de concert avec la meute, au moment de la curée – « La fraude est inexcusable car, outre l’usurpation démocratique qu’elle représente, elle est en grande partie la source de nouveaux malheurs qui risquent de s’abattre sur le peuple bolivien » – effectue un triple saut périlleux pour tenter de retomber sur ses pieds et dans le sens du vent : « Le coup d’Etat a réussi sur la base de fausses informations propagées par l’OEA, relayées et amplifiées par les médias [4]. » Des médias qui, dans ce cas précis, ont le dos large, mais qu’on ne se croira pas obligé de défendre ici. Du Times étatsunien – « Comment l’ambition d’Evo Morales a contribué à sa chute » (11/11/19) – aux français Le Monde – « Les erreurs d’Evo Morales » (15/11/19) – ou Le Point – « L’effondrement du mythe Evo Morales » (19/11/19) –, nul n’a évoqué ni dénoncé l’existence d’un « coup d’Etat ».

A quelques jours de l’élection d’octobre 2020, à laquelle l’ex-chef de l’Etat, réfugié en Argentine, ne peut participer, Le Monde en rajoute encore une couche en évoquant « l’icône déchue »  : « La chute de la maison Morales » (4-5/10/20). Quand Luis Arce l’emporte, le quotidien du soir, pris à contrepied, cherche une porte de sortie : « En Bolivie, le MAS a survécu à Evo Morales et il a gagné sans lui » (27/10/20).

S’il fallait résumer l’ambiance, on se référerait à un couple médiatique particulièrement à la mode : Pablo Stefanoni (argentin) et Fernando Molina (bolivien). Ni l’un ni l’autre ne soutiennent explicitement la droite et encore moins l’extrême droite. Toutefois, le premier a inventé l’expression « national-stalinisme » pour qualifier le Venezuela bolivarien ; le second a repris l’expression pour l’appliquer à la Bolivie, l’explicitant ainsi : « (…) un anti-impérialisme stéréotypé, enclin à des théories de conspiration fantaisistes, peu attaché à la démocratie et avec une tendance à organiser des purges internes [5] » Stefanoni préfère les mots « crise », « chute », « fantasmes de la gauche », « caudillisme » (d’Evo Morales) au terme coup d’Etat. En janvier 2020, alors que la gauche bolivienne réclame à grands cris le départ d’Añez et des élections, Molina peaufine son argumentation : « Les illusions sur un « miracle électoral », que nourrit Morales en exil, sont vaines. Les difficultés que connaît aujourd’hui son mouvement se répéteront tout au long de la campagne. La défaite du MAS est profonde et sera durable (et elle est en partie due aux erreurs personnelles de Morales, ce qu’il ferait bien d’accepter) [6] ».

On pourrait se contenter de pouffer devant une capacité d’analyse si cruellement démentie par les faits. Toutefois, si nous nous attardons ici sur les duettistes Stefanoni et Molina, c’est qu’on retrouve leurs articles, omniprésents, signés conjointement ou individuellement, dans (entre autres !) Nueva Sociedad (liée à la social-démocratie allemande [7]), Médiapart (publication « attrape-tout »), Attac et le Centre tricontinental (alter-mondialisme raisonnablement « intégré »), Le Monde et El País (chiens de garde du système) et… A l’Encontre (extrême gauche post-trotskiste). Une unanimité symptomatique du confusionnisme idéologique et du brouillage politique de l’époque.

Contre toute attente, le MAS revient au pouvoir. Le gouvernement de facto ayant été par trop caricatural, chacun, soudain, affecte de s’en féliciter. Mais la petite musique demeure : si la droite et l’extrême-droite ont un temps mis la Bolivie cul par dessus tête, c’est du fait de la gestion « caudilliste » de Morales. Lequel, désormais, ferait bien de s’effacer définitivement.

Un mouvement politique est une organisation humaine avec ses hauts et ses bas, ses temps forts, ses temps faibles et ses pauses. Et qui donc commet des erreurs, subit naturellement une érosion au fil du temps. Ce qui mérite d’être questionné, mais ne vaut pas obligatoirement condamnation définitive. Ainsi, à l’évidence, Evo Morales lui-même se fourvoie quand, fin octobre 2019, il accepte que le verdict de l’OEA – totalement inféodée à Washington – sur l’existence ou non d’une fraude soit « contraignant ». Lorsque le piège se referme, l’absence de résistance des forces populaires peut de même et légitimement interpeller. « Il est clair que nous n’étions pas préparés à un tel coup d’Etat, ni au sein du gouvernement national ni depuis les organisations sociales, admettra Luis Arce, en mars 2020. Le divorce qui existait entre les bases et les dirigeants des organisations sociales a été évident, au point que les dirigeants ont été dépassés par les bases [8]. »

Réfugié pendant onze mois dans l’ambassade du Mexique, Hugo Moldiz, avocat, universitaire et ministre de l’Intérieur de Morales en 2015, y analysera les faiblesses du mouvement : « Premièrement, la négligence du travail politico-idéologique, causée par la surcharge de la gestion ; deuxièmement, la confortable délégation au Président et aux dirigeants de l’Etat d’activités et de tâches qui auraient dû être effectuées par les membres d’un bloc populaire démobilisé et de plus en plus apathique ; troisièmement, l’affaiblissement des relations entre la direction et sa base sociale, avec des contacts de moins en moins étroits et fréquents ; quatrièmement, la capacité de contre-offensive quasi inexistante sur le terrain communicationnel, crucial, mais largement dominé par les ennemis du processus [9]. »

Critiques légitimes, autocritique nécessaire, qu’on pourrait développer plus amplement. Et dont la nécessité, d’ailleurs, n’échappait pas dans les plus hautes sphères du pouvoir. Lorsque, en décembre 2016, le vice-président García Linera annonça qu’il ne postulerait pas à la réélection, il expliqua ainsi sa décision : « Je vais terminer un cycle à la vice-présidence et je sens que je peux contribuer à d’autres niveaux que je considère déficients dans ce projet historique, où des problèmes apparaissent… Fondamentalement dans la formation politique (…) En bref, je veux me consacrer maintenant à la formation de nouveaux dirigeants politiques et sociaux [10]. » Soumis à une forte pression, il revint sur cette décision un peu plus tard. Toutefois, une approche raisonnée de la réalité politique bolivienne incite à appréhender celle-ci dans toute sa complexité si l’on entend en juger les acteurs, à commencer par les gouvernants.

Pour l’avoir déjà explicitée, on ne reviendra pas ici sur la manipulation sophistiquée qui a fait perdre de très peu à Evo Morales (51 % des suffrages) le référendum de février 2016 visant à réformer la Constitution pour lui permettre de se représenter en 2019 [11]. En revanche, ce qui suivit mérite d’être rappelé. En cherchant une « solution alternative légale » pour contourner ce « non » reposant sur une « fake news » , le chef de l’Etat obéit-il alors à une obsession de s’éterniser au pouvoir, malgré l’avis des mouvements sociaux ?
Questionné, García Linera est récemment revenu sur cet épisode controversé [12] : « Lorsque la décision est prise quant à la suite à donner au référendum, ce n’est pas un décret présidentiel qui ordonne à Evo de se représenter, mais une grande réunion des organisations sociales, qui a lieu dans le Département de Santa Cruz, à Montero. Une option consistait à rechercher d’autres dirigeants et, de fait, plusieurs noms commençaient déjà à émerger. Mais d’autres ont dit “non, nous devons chercher une sorte de consultation juridique”. Il y a eu un débat intense pendant trois jours et, à la fin de cette assemblée du MAS, qui comprenait des directions de syndicats, de corporations et de paysans, il a été décidé d’avancer dans cette direction. On craignait que, si Evo ne se représentait pas, il en résulterait une sorte d’explosion [du nombre] de nouveaux leaders, avec les risques de division, comme cela a déjà été le cas dans des grands partis, y compris au sein de la gauche. Quand le chef principal n’est plus là, par exemple Marcelo Quiroga Santa Cruz avec le Parti socialiste, alors apparaissent les PS1, PS2, PS3, PS4 et PS5 [13] »

C’est bel et bien une majorité des secteurs sociaux présents au sein du MAS qui a poussé Evo Morales à se représenter et qui a cherché une voie constitutionnelle pour l’habiliter en tant que candidat – et non la « dérive monarchique vers un mandat à vie » d’un « caudillo », comme fantasma, avec bien d’autres, Libération (19/2/2016). Le parti considéra n’avoir de chance de remporter les élections qu’avec son leader historique comme candidat, lui seul pouvant garantir que les forces sociales demeureraient unies.

« Unies » ? Au plus fort de la crise de 2019, on a beaucoup glosé sur le fait que la direction de la Centrale ouvrière bolivienne (COB) a, comme les militaires et l’Eglise, « conseillé » au chef de l’Etat de démissionner. Secrétaire exécutif de la Confédération syndicale des travailleurs paysans de Bolivie (CSUTCB), le leader aymara Nelson Condori alla plus loin en déclarant : « Evo Morales ne fait plus partie de la Bolivie (…) La justice le jugera pour tout ce qu’il a fait. » Cela valut à Condori d’être désavoué par une grande partie de sa base, mais ce n’est pas ce que l’on retint.

Rien de bien nouveau, en réalité. En 2005, le dirigeant de la COB, Jaime Solares, s’opposait déjà à Morales – qualifié de « traître » – en évoquant une « révolution ouvrière-paysanne, c’est-à-dire la prise du pouvoir par l’insurrection populaire  » et non dans le cadre des élections à venir. Même opposition à l’époque au sein de la Fédération des conseils de quartier (Fejuve) et la Centrale ouvrière régionale (COR) d’El Alto ou au Conseil des Ayllus et Markas du Qollasuyo (Conamaq).Leader du Mouvement indigène pachakuti (MIP) et de la CSUTCB, l’aymara radical Felipe Quispe, le « mallku » (condor en aymara)commentait ainsi pour sa part les trois semaines de manifestations sociales ayant poussé le président néolibéral Carlos Mesa à la démission : « Le peuple a triomphé. On a acculé Mesa et le MAS, qui avait pactisé avec lui. »

Le peuple triompha, de fait, quelques mois plus tard. Mais en élisant « Evo » (comme l’appellent familièrement ses partisans) avec 53,72 % des suffrages, Quispe n’en recueillant que 2,21 % (ce qui entraîna la disparition de son parti).

En janvier 2013, après avoir rallié Morales, la direction de la COB effectuera un nouveau 180° en annonçant la création d’un nouvel instrument politique, concurrent du MAS : « Les travailleurs ont vu que le gouvernement commet beaucoup d’erreurs et a une mauvaise gestion », déclara alors le secrétaire exécutif du syndicat Juan Carlos Trujillo. Deux ans auparavant, avait eu lieu la « fameuse » crise du TIPNIS – l’opposition à la construction d’une route à travers le parc national du même nom, pour désenclaver la région. A cette occasion, le Conamaq, la Confédération des peuples indigènes de Bolivie (CIDOB) et une fois de plus la COB s’opposèrent au pouvoir. Parmi bien d’autres, la CSUTCB cette fois l’appuya. Il n’empêche : « Sa base se retourne contre Evo Morales », put-on lire ici et là (et même quasiment partout).

Lors de l’élection présidentielle qui suivit, le 12 octobre 2014, le président si unanimement contesté fut réélu au premier tour avec… 61,36 % des voix ! Au nom de l’éphémère Parti vert bolivien (PVB), le leader des manifestations en défense du TIPNIS (enfant chéri des ONG européennes et des défenseurs « radicaux » de l’environnement), Fernando Vargas, obtint… 2,79 % des suffrages et aucun siège au Parlement.

Détail à l’intention de ces « écolos anti-Evo », très intransigeants mais parfois un peu distraits : le 7 juillet 2020, Janine Añez, la « présidente » portée au pouvoir par la droite la plus raciste et réactionnaire, a récompensé leur protégé Vargas en le nommant directeur du Fonds de développement indigène (dépendant du ministère du Développement rural et des terres) ; au même moment, Añez autorisait l’introduction en Bolivie de nouveaux OGM de maïs, de canne à sucre, de coton, de blé et de soja. Sans parler des plus de trente morts, huit cents blessés et 1 500 détenus de façon illégale (en utilisant la figure de « détention préventive »), imputables à la répression qu’elle avait déclenchée. Ce qui, manifestement, ne troubla guère l’ « écologiste » Vargas.

On pourrait multiplier les exemples des conflits et fractures qui ont jalonné ces quinze dernières années, pourtant globalement riches de succès. Ils ramènent à une vérité première : le MAS n’est pas un parti au sens classique du terme, mais, de son vrai nom MAS-IPSP (Instrument politique pour la souveraineté des peuples), un mouvement politico-social surgi de l’action populaire collective. Depuis sa naissance, les tensions, horizontales, entre dirigeants, et verticales, à l’égard du pouvoir, ont été une constante à l’intérieur du mouvement. Capable de s’unir en temps de crise, ce vaste torrent contestataire se caractérise par une très grande fragmentation. « Divisions territoriales, idéologiques, religieuses, de classe », nous expliquait déjà l’intellectuel et ex-guérillero García Linera en 2005, quelques semaines avant que Morales ne devienne le premier président indigène du pays et que lui-même n’intègre la vice-présidence [14]. A certains moments, ce mouvement construit des unités territoriales, locales, autour de thèmes très quotidiens – eau, électricité, énergie [15]. En période de tension, cela se transforme en force et en actions collectives, qui, au plus fort de la confrontation, s’articulent en mouvement de masse. Avant de sombrer à nouveau dans la division une fois l’objectif commun atteint [16]. »

De premier ou de second rang, les organisations font régulièrement monter les enchères, liant leurs appuis ou leurs volte-face non aux problèmes de fond, mais à la satisfaction de revendications corporatistes et aux quotas de pouvoir qu’elles entendent obtenir, avec (ou, s’il le faut, contre) le MAS, au Congrès. « Quand votre frère est président, certains secteurs manifestent une ambition exagérée, commentera Morales. Certains revendiquent des choses qui ne sont pas souhaitables pour les autres secteurs sociaux. Ils ne pensent pas à la Bolivie, mais seulement à leur secteur ou à une fraction de citoyens. (…) Les mêmes mouvements sociaux nous ont dit, lors de réunions, qu’ils ne venaient pas pour discuter et élaborer les politiques, mais pour obtenir la distribution de projets et de travaux. Ils ne voulaient pas de débat idéologique [17]…  »

Quoi qu’on en pense, le grand mérite d’« Evo », devenu l’incarnation d’un peuple qui se redresse, le symbole des populations indigènes, des mineurs, paysans et « cocaleros », est d’avoir été le ciment unifiant ce bloc et le maintenant au pouvoir pendant quinze années, pour le plus grand profit – ce qui n’a rien de secondaire – des déshérités. Un exploit dans un pays aussi difficilement gouvernable que la Bolivie (plus de 180 coups d’Etat depuis l’indépendance en 1825). Une configuration particulière dont il faut tenir compte pour comprendre le déroulement des événements postérieurs au coup d’Etat.

Novembre 2019. L’extrême droite multiplie ses appels incendiaires. Des « masistas » (partisans, militants ou dirigeants du MAS) sont pris en otage. Pour protéger leur intégrité ou celle de leurs familles, les plus inquiétés démissionnent – Adriana Salvatierra (présidente du Sénat), Victor Borda (président de l’Assemblée), César Navarro (ministre des Mines), des maires, des députés, etc. Evo et García Linera s’exilent au Mexique (comme Luis Arce, jusqu’à janvier 2020). Añez s’empare du pouvoir. Cinq ministres, « poids lourds » du MAS, doivent se réfugier dans l’ambassade du Mexique [18]. Il y a déjà des morts et des blessés.

Enchevêtrement d’enjeux et d’intérêts : alors que le cœur politique du « masismo » se trouve considérablement affaibli, un dur débat s’engage entre, semble-t-il, « idéalistes » et « réalistes » à la tête du mouvement. Avec un clair avantage pour les seconds, dans un premier temps.

Le 14 novembre, les législateurs du MAS encore présents et toujours majoritaires élisent Eva Copa présidente du Sénat et Sergio Choque à la tête de la Chambre des députés. Choque déclare immédiatement : « La Bolivie a besoin de paix, nous ne pouvons pas continuer à nous maltraiter les uns les autres, nous travaillerons toujours en accord avec la constitution politique de l’Etat. » De leur côté, les nouveaux maîtres du pays annoncent le début de conversations avec le MAS « pour sortir de l’affrontement ». De fait, et alors que, dans la rue, une dure répression s’abat sur les protestataires, la COB et une fraction des mouvements sociaux, encouragées par l’ONU et l’Union européenne, signent un « accord de pacification » avec les putschistes. Le Sénat vote à l’unanimité une loi d’urgence qui permet de convoquer de nouvelles élections – avec le MAS, mais sans Morales et García Linera, ostensiblement lâchés. Lors de la promulgation du texte, Eva Copa se laisse photographier aux côtés de la présidente autoproclamée, la légitimant de fait. Et c’est ensemble que les deux parties désignent de nouvelles autorités électorales (pendant que les anciennes sont pourchassées et arrêtées).

S’opposant au ministre de l’Intérieur Arturo Murillo, qui annonce des poursuites contre Morales et l’ex-ministre de la présidence Juan Ramón Quintana pour « terrorisme et sédition », les députés réclament une loi assurant l’immunité de l’ex-chef de l’Etat et de ses fonctionnaires. Depuis le Sénat qu’elle dirige, Eva Copa s’en démarque ostensiblement : « Nous n’avons jamais réclamé une loi d’immunité, je pense qu’il y a eu une mauvaise interprétation à ce sujet. (…) Les personnes qui ont enfreint la loi devront être punies en conséquence, qu’elles soient d’un côté ou de l’autre. (…) L’enjeu est de mettre de côté les positions, ni le gouvernement de transition ni nous ne pouvons nous montrer intransigeants [19]. Pour la petite histoire, Copa n’appartient pas au cercle rapproché d’Evo Morales et en garde une certaine amertume, qu’elle exprimera à l’occasion. Tout comme elle multiplie publiquement les critiques à l’égard de la direction de son propre parti (ce dont la presse de droite fait fort logiquement ses choux gras).

D’autres voix s’élèvent au sein du MAS, elles aussi pour le moins surprenantes. Fin décembre, le député Tito Veizaga appelle les anciens ministres d’Evo Morales – menacés et pourchassés par Murillo – à assumer leurs responsabilités : « Ils doivent faire face à la justice, car tôt ou tard, ils devront l’affronter. » Sénateur, Efraín Chambi reprend lui aussi le discours de la droite en affirmant que les ex-juges du Tribunal suprême électoral (TSE) – arbitrairement emprisonnés – ont trahi la confiance des mouvements sociaux : « Ils doivent être jugés car ils ont joué avec la vie démocratique du pays. »

 

A l’inverse, celle qui a précédé Eva Copa à la tête du Sénat, a démissionné le 14 novembre, mais demeure sénatrice, Adriana Salvatierra, manifeste une totale solidarité à l’égard des siens : « Je ne suis pas d’accord pour appeler cette administration transitoire « gouvernement ». Nous ne pouvons pas reconnaître en cette occupation un gouvernement car, en plus de continuer à s’appuyer sur les chars [militaires], ils prennent des décisions structurelles alors qu’ils ne sont pas qualifiés pour cela. »

Dans son camp, certains clouent Salvatierra au pilori – à commencer par su « hermana » (sœur) Eva Copa. D’autres l’accusent de « désertion ». D’après la Constitution, c’est le ou la président(e) du Sénat qui assume le pouvoir en l’absence du chef de l’Etat. En démissionnant après le départ de Morales (comme l’ont fait son premier vice-président, Rubén Medinace, et le président de la Chambre des députés Victor Borja), Salvatierra aurait imprudemment laissé la voie libre à Añez, deuxième vice-présidente du Sénat, qui a sauté sur l’occasion. « Ma démission, verbale, n’a pas été prise pour des raisons personnelles, mais pour des raisons politiques, conjointement avec le président Evo Morales et Álvaro García Linera », se défend Salvatierra. Pour elle, succéder à « Evo », « forcé à démissionner par la violence », n’aurait pas été seulement un acte illégitime et inconstitutionnel, mais « une déloyauté » et « un acte de trahison complice du coup d’Etat  [20]  ».

Il apparaît de plus en plus clairement que s’opposent au sein du MAS un courant qu’on dira « orthodoxe » et une aile plus conciliatrice à l’égard du pouvoir de facto. Pour les uns, « les parlementaires qui dansent sur la musique voulue par les putschistes ont perdu leur dignité. (…) Ils se sont fixés comme objectif central de prolonger leur mandat et de tirer le meilleur parti de leur pouvoir éphémère, dans leur propre intérêt [21]. » Pour les autres, tel le vice-président « masista » du Sénat, Omar Aguilar, « il ne reste heureusement sur le banc des sénateurs du MAS que deux ou trois partisans de la ligne dure, ceux qui pensent que seule leur opinion compte, ceux qui croient qu’ils continueront à imposer leurs critères aux autres. Dans l’amplitude démocratique interne [du parti], je crois qu’Evo Morales et certains dirigeants doivent comprendre que nous ne sommes pas dans la ligne de la confrontation. »

Tandis que les uns courbent le dos et que les autres s’écharpent à fleurets à peine mouchetés, la base, pleine de fureur, se ronge les poings, cherchant par quel moyen elle pourrait lutter. L’absence des leaders de premier rang et d’un parti monolithique, pour ne pas dire vertical, dirigeant la résistance, l’a laissée désemparée et paralysée. Dès le 25 novembre, elle a toutefois frémi une première fois quand Andrónico Rodríguez, proche d’ « Evo » et principal dirigeant des « cocaleros » du Tropique de Cochabamba, le fief de l’ex-président, a harangué les foules d’El Alto (l’immense urbanisation populaire qui surplombe La Paz). Exigeant le départ d’Añez, Rodríguez a affirmé haut et fort que Morales demeurait le président de tous les Boliviens (il n’avait, constitutionnellement, pas encore terminé son mandat). Deux jours plus tard, un document signé par les organisations sociales ayant refusé de dialoguer avec les putschistes [22] ratifiera leur « appui moral et matériel » à Morales, exigera la libération des prisonniers politiques et appellera la COB à rectifier sa position.
Du dedans ou du dehors, beaucoup souhaitaient réduire l’ancien président au silence… Le MAS de la résistance réagit sans ambiguïté : il désigne « Evo » directeur de campagne pour les prochaines élections. Depuis Buenos Aires, où il reçoit en permanence représentants et dirigeants du MAS et communique avec ceux qui ne peuvent se déplacer, celui-ci va jouer un rôle capital dans le choix des candidats de sa formation politique pour le scrutin auquel, pour la première fois en vingt ans, il ne pourra participer. Cinq noms circulent, avancés par les uns et les autres : Diego Pary (ambassadeur auprès de l’OEA de 2011 à 2018, ministre des Affaires étrangères en 2018 et 2019) ; David Choquehuanca (ministre des Affaires étrangères de 2006 à 2017) ; Luis Arce (qui, à l’Economie depuis 2006, a mis en musique la sortie du modèle néolibéral) [23] ; Adriana Salvatierra et Andrónico Rodríguez. Tous des fidèles de Morales (même si Choquahuanca prend ses distances à l’occasion). Et c’est Morales qui, le 19 janvier, au nom du pragmatisme, entérine la décision en faveur d’Arce, au terme d’un très long débat.

Au sein du Pacte d’unité (soutien électoral du MAS), un pan des mouvements de l’altiplano ainsi que la COB avaient fait le choix de Choquehuanca, d’origine aymara. Fort classiquement, le dénouement provoque des remous (à arrière-fond indigéniste, cette fois) : « Lors de la réunion nationale, Choquehuanca a reçu le soutien des organisations sociales de sept départements, mais, malheureusement, aujourd’hui, nous avons la surprise de voir un frère indigène [« Evo »] soutenir un frère Q’ara [blanc], s’indigne Alvaro Mollinedo, dirigeant paysan de la Fédération Tupac Katari. Comment peut-il y avoir une telle trahison ? »

Au terme d’une réunion à El Alto, le Pacte d’unité acceptera finalement le binôme Arce – Choquehuanca, ce dernier donnant de sa personne pour convaincre les réticents : « La droite veut nous diviser et fera la fête si nous nous divisons (…) Nous ne devons pas penser à nous-même ni à notre secteur, il faut penser à la Bolivie. » Comme Morales en son temps est devenu « Evo », Luis Arce devient « Lucho » ; auréol